A l’approche de Aïd Al Adha, les regards se tournent vers le cheptel et, plus particulièrement, vers les éleveurs, afin que les fraudeurs parmi eux ne gâchent pas la fête. L’ONSSA est déjà à pied d’œuvre avec un plan d’action. Mais les ruses des fraudeurs sont innombrables…
Chaque année, les pouvoirs publics annoncent aux citoyens, à travers un communiqué, que l’offre en ovins pour le sacrifice de l’Aïd Al-Adha dépasse de loin la demande; ce qui a vocation à conforter les familles marocaines. Mais, durant ces trois dernières années, celles-ci ont toutes une autre préoccupation: éviter un nouveau scandale de carcasses infectées! C’est que bon nombre d’entre elles ont toujours à l’esprit les carcasses de leurs bêtes qu’elles avaient découvertes dans un état de putréfaction très avancée, le lendemain de l’Aïd.
En 2017, par exemple, quelque 700 plaintes, portant sur les cas de viandes devenues vertes, ont été signalées par des ménages, le jour de l’Aïd Al-Adha, aux autorités de sécurité sanitaire, selon les chiffres officiels. Ce constat scandaleux avait très vite ouvert les discussions sur les raisons de cette infection. A noter que, suite à de nombreuses plaintes de ménages ayant constaté la putréfaction de leur viande le jour de l’Aïd, l’année dernière, des prélèvements ont été effectués sur des carcasses de bêtes infectées par le ministère de tutelle. De même, une expérimentation a été ordonnée par le même département.
Les raisons de ce problème de putréfaction des viandes? Les explications officielles ont, dès le départ, mis en cause les conditions climatiques et la responsabilité des consommateurs. Mais les associations de défense des consommateurs, elles, n’y étaient pas allées par quatre chemins. Elles se sont dites «non convaincues» par ces explications. Et elles ont avancé le lien entre l’alimentation du bétail et la putréfaction des viandes.
Pour le président de la Fédération marocaine de la protection des droits du consommateur, Bouazza Kherrati, pour ne citer que cet ancien vétérinaire à l’ONSSA, il est certain qu’il y a un lien entre l’alimentation et l’infection des carcasses. «Nous pensons que tout n’a pas encore été dit sur ce problème de putréfaction des viandes. C’est pourquoi nous demandons la publication des résultats des prélèvements effectués l’année dernière sur les carcasses des bêtes infectées, ainsi que la publication du rapport de l’expérimentation ayant été ordonnée par le ministère de l’Agriculture», insiste le président de la Fédération.
Cette année, à quelques semaines de l’Aïd El-Kébir, la question de la fraude sur l’alimentation du bétail suscite toujours des inquiétudes aussi bien chez les citoyens que chez les associatifs, apparemment toujours convaincus d’une présumée fraude massive par des éleveurs d’ovins. D’autant que la fraude sur l’alimentation du bétail existe et promet de prendre encore de l’ampleur dans les années à venir, comme le laisse entendre Abbes Tanji, consultant agronome et ancien chercheur à l’INRA.
L’engraissement des bêtes, une vraie industrie
Des experts agronomes, approchés cette semaine, soulignent que, depuis près d’une dizaine d’années, il y a eu un changement dans les méthodes d’alimentation et d’engraissement du bétail au Maroc. Selon eux, les préparatifs pour l’Aïd Al-Adha commencent déjà pendant le mois de Ramadan. Leurs accusations pointent en fait le business des éleveurs fraudeurs, où l’on peut dégager une marge de plus de 45% en seulement trois mois. Ce qui incite nombre de personnes à investir dans ce domaine de l’élevage. D’autant plus que les frais que cette activité occasionne ne sont pas élevés, estiment les mêmes sources.
«L’Aïd Al-Adha, ce n’est plus une affaire de petits éleveurs. C’est une vraie industrie. Le chiffre d’affaires, ça se chiffre en milliards. Il s’agit de gens qui se sont spécialisés dans l’achat des agneaux de 3 à 5 mois. Une fois ces bêtes acquises, elles entament le processus d’engraissement. A noter que ces gens peuvent avoir entre 2.000 et 3.000 bêtes», explique Bouazza Kherrati, également président de l’Association marocaine de protection et d’orientation du consommateur (AMPOC). C’est dire, fait remarquer Kherrati, le business florissant de ces éleveurs fraudeurs. C’est dire aussi, pour cet ancien vétérinaire de l’ONSSA, le danger sur les bêtes destinées au sacrifice de l’Aïd. «L’utilisation de substances et de produits interdits dans l’alimentation de bétail aide à l’apparition d’effets indésirables et nuisibles pour l’animal, mais aussi pour le consommateur», affirme-t-il.
Pourquoi cherche-t-on à frauder sur l’alimentation du bétail? Un éleveur dans la région de la Chaouia cite, d’ores et déjà, le coût élevé de l’alimentation des bêtes et confie: «De plus en plus, les éleveurs procèdent à l’engraissement des animaux en utilisant des matières et des substances interdites».
La Fédération Marocaine de la protection des droits du consommateur verse aussi dans le même sens. «Les gens cherchent à frauder sur l’alimentation des bêtes. Car, le coût des aliments industriels au Maroc reste très cher. Les prix de vente de l’alimentation sont très élevés et ne sont pas compétitifs», souligne le président de cette Fédération. En général, ajoute-t-il, l’alimentation est fabriquée à partir de matières premières importées et, par conséquent, elle est chère. C’est pourquoi les éleveurs cherchent d’autres alternatives que les aliments industriels qui sont vendus sur le marché. Ils cherchent surtout à amoindrir le coût de revient et aussi à diminuer le coût du kilo de la viande du mouton, précise le vétérinaire.
Les ruses toujours plus nombreuses!
Les aliments pour le bétail peuvent prendre la forme d’aliments composés, de matières premières ou encore de produits additifs contaminants, explique un éleveur dans la région de Casablanca-Settat. La loi exige que la formule des aliments pour bétail indique ses composants et sa date de péremption, ainsi que sa provenance, explique un vétérinaire mandaté auprès des autorités de sécurité sanitaire à Casablanca. Pourtant, des vendeurs clandestins de produits pharmaceutiques d’origine ignorée s’adonnent à leur activité illégale, notamment dans les souks hebdomadaires, comme l’a laissé entendre Bouazza Kherrati. Les données dont dispose la Fédération donnent froid dans le dos. «Les éleveurs cherchent tout ce qui peut être mangé par les animaux. Certains éleveurs utilisent même la fiente de volaille, dans les aliments de bétail. En témoignent d’ailleurs les dernières saisies de grandes quantités de fiente de volailles par les services de l’ONSSA», a-t-il souligné. Selon des éleveurs approchés par Le Reporter, on laisse la fiente fermenter une quarantaine de jours, avant de la donner aux animaux.
Notons que plusieurs mesures de suivi et de contrôle de la délivrance des médicaments vétérinaires ont été mises en place par le département de l’Agriculture. Pourtant, pendant la période d’engraissement, les éleveurs n’hésitent pas à faire usage de certains médicaments et substances inadéquats, affirme un vétérinaire-inspecteur à Casablanca.
Certains éleveurs sont accusés d’administrer à leurs bêtes des produits énergisants, des contraceptifs féminins et des médicaments, tels les hormones, ou encore des antibiotiques. Selon Bouazza Kherrati, les vétérinaires inspecteurs doivent être très vigilants dans leur mission de recherche des substances interdites. «Certains éleveurs sont très rusés. Ils sont devenus des experts en la matière. Quand ils apprennent que des vétérinaires vont venir chez eux, pour effectuer leur inspection, ils essaient de dissimuler les traces des substances indésirables. Pour diminuer la concentration d’une substance interdite, ils augmentent les produits comme le son, par exemple», fait-il savoir. Selon notre interlocuteur, il est impossible de dissimuler totalement la présence, dans les aliments des animaux, de substances interdites. Cependant, conclut-il, les éleveurs fraudeurs peuvent très bien diminuer la teneur de ces substances en augmentant certains produits autorisés.
Plan d’action et inspection des fraudes…
Conscient du problème, l’Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires (ONSSA) a annoncé avoir pris des mesures anticipatives. En 2018, l’office avait indiqué, dans un communiqué, qu’il avait mis en place, pour la première fois, un plan d’action portant sur plusieurs mesures, notamment le contrôle de la qualité de l’eau. Les vétérinaires inspecteurs de l’ONSSA effectuent des inspections à l’improviste, afin de procéder également au contrôle des aliments pour animaux et à l’examen des médicaments vétérinaires, ainsi qu’au contrôle des fientes à la sortie et à destination des élevages avicoles. C’est ce qui a été déclaré par les responsables de l’office.
Cette année, dès le1er juillet 2019, les vétérinaires ont entamé leur mission de contrôle et ce, à travers le pays, dans le cadre de ce plan d’action, selon la même source. Ils mènent ainsi une série de contrôles auprès des éleveurs. Une opération qui devra se poursuivre jusqu’à la veille de l’Aïd. «On doit faire des prélèvements», souligne un vétérinaire inspecteur à Casablanca.
Ainsi pour le contrôle de l’eau d’abreuvement, la mission des équipes de l’ONSSA se focalise surtout sur la recherche d’éventuelles fraudes, notamment l’ajout des chlorures d’ammonium (E 510). C’est un produit chimique généralement importé à des fins industrielles et qui serait utilisé frauduleusement via l’eau d’abreuvement par certains engraisseurs, pour stimuler l’appétit chez les animaux, surtout quelques semaines avant l’abattage, nous explique cette même source. «Cette substance, importée et utilisée dans l’industrie chimique, pourrait affecter l’état de santé des animaux destinés à l’abattage de l’Aïd», dit le vétérinaire. «Dans les prélèvements, on cherche en général les résidus des médicaments vétérinaires ou encore des substances interdites, comme les hormones», souligne-t-il.
Dans le cadre de ce plan d’action, il y a aussi l’enregistrement des éleveurs et l’identification des ovins et des caprins. Cette année et jusqu’au 25 juin dernier, près de 4 millions et demi de têtes d’ovins et de caprins ont été identifiés depuis le lancement, fin avril 2019. L’opération devait concerner 7 millions de têtes d’ovins et de caprins destinés au sacrifice de l’Aïd Al-Adha, a indiqué l’office dans un communiqué. L’identification consiste en la pose, sur l’une des oreilles de l’animal, d’une boucle de couleur jaune, portant un numéro de série unique, afin de vérifier la traçabilité de ces animaux, en cas de besoin. L’ONSSA promet ainsi de frapper fort pour faire face à la fraude, fort de son plan d’action et d’une veille «rigoureuse». Mais, tout cela est-il vraiment suffisant pour protéger nos «Boulfafs»?