Pour la représentante d’ONU Femmes au Maghreb, Leila Rhiwi, le Maroc doit absolument accélérer ses efforts, pour instituer le principe d’égalité hommes-femmes dans le Royaume. Entretien.
Le Maroc a célébré la Journée internationale de la femme qui coïncide avec le 8 mars de chaque année. En 2018, quel bilan faites-vous de la situation de la femme marocaine?
Cette année, le thème de la Journée internationale des femmes est: «L’heure est venue: les activistes rurales et urbaines transforment la vie des femmes». Cette thématique fait écho à la mobilisation mondiale sans-précédent pour les droits des femmes, l’égalité et la justice, depuis l’automne dernier. Le harcèlement sexuel, la violence et la discrimination contre les femmes ont fait la Une des journaux et des discours publics, propulsés par une détermination marquée pour le changement.
En effet, malgré tous les progrès récents, les droits des femmes et leur autonomie sont loin d’être une réalité. En 2017, pour la première fois depuis 2006, l’écart entre les sexes dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la politique et du marché du travail a augmenté au niveau mondial. A ce rythme, il faudra encore cent ans pour clore le fossé entre femmes et hommes. Au Maroc, à l’instar d’autres pays, les femmes souffrent de précarité et de violences. En effet, 8 femmes sur 10 n’ont accès à aucune source de revenu, formel ou informel, pour 3 hommes sur 10 (HCP – RGPH 2014, taux net d’activité). Ce taux est d’autant plus alarmant dans le milieu rural où près de 9 femmes sur 10 n’ont aucune source de revenu, formel ou informel (HCP – RGPH 2014, taux net d’activité), pour 2 hommes sur 10. Quant à la violence fondée sur le genre, vous connaissez les chiffres du HCP (2009): ce sont 62,8% millions de Marocaines qui ont été victimes de violences, toutes formes confondues, l’année de l’enquête. Ainsi, tout en notant les réformes et avancées juridiques importantes que le pays a connues, notamment au niveau du Code de la famille, du Code de la nationalité et surtout de la Constitution qui consacre dans son article 19 le principe d’égalité en droits et libertés à caractère politique, économique, social, culturel et environnemental, un grand défi reste à relever en termes d’harmonisation des législations internes avec les standards internationaux en matière d’égalité, de parité et de non-discrimination, ainsi que des dispositions constitutionnelles
Selon l’étude sur «les masculinités et l’égalité des sexes», réalisée avec l’appui d’ONU Femmes, près de 40% des hommes marocains pensent que les femmes méritent d’être battues. Qu’est-ce qui explique, selon-vous, le recours à la violence contre la gent féminine au Maroc?
En effet, les données de l’enquête IMAGES sur les attitudes des personnes enquêtées dans la région de Rabat-Salé-Kénitra, sur la violence à l’encontre des femmes et des filles, aussi bien dans l’espace privé que dans celui public, sont préoccupantes. Par ailleurs, cette violence est malheureusement normalisée aussi bien chez les hommes que chez les femmes, car plus de 60% des hommes et presque la moitié des femmes estiment qu’une femme devrait tolérer la violence pour maintenir sa famille unie.
Au Maroc, comme dans beaucoup de pays, les pratiques éducatives sont différentes chez les filles et les garçons et ce, dès le plus jeune âge. En effet, dès l’enfance, on fait comprendre aux garçons qu’ils doivent être durs et autoritaires et on leur inculque aussi qu’ils ont un droit de tutelle sur les femmes, même en étant plus jeunes qu’elles. Aux filles, on leur apprend très tôt à mimer la maman parfaite, douée dans les tâches ménagères et dévouée au bien-être de sa famille. Ainsi, malgré l’accès à l’éducation, beaucoup de femmes se retrouvent, des années plus tard, confinées dans des rôles traditionnels et leurs statuts d’épouses, mères et gardiennes des valeurs sociétales sont encore souvent privilégiés, au détriment de leurs rôles et droits en tant que citoyennes et personnes à part entière. Ces attentes différenciées selon le sexe se poursuivent à travers des milieux de socialisation, dans la famille, à l’école, dans la rue et dans le milieu du travail, engendrant discriminations, inégalités, violences et souffrances. Les défaillances ou la non-application des lois, en matière d’inculpation/répression des auteurs de violences et de protection et prise en charge des survivantes, contribuent, elles aussi, à l’acceptation, voire la banalisation de la violence. Ces différents facteurs pourraient en partie expliquer pourquoi les violences fondées sur le genre sont aussi répandues et normalisés dans la société marocaine.
En 2004, le Maroc a mis en place une réforme spectaculaire de son Code de la famille. Aujourd’hui, les voix s’élèvent pour demander une révision de la «Moudawana». Le moment est-il opportun pour le faire?
En 2004, la réforme de la Moudawana a effectivement représenté une avancée significative en matière de droits des femmes au Maroc. Ce n’était pas un acte isolé, mais une composante d’un mouvement plus général, en faveur des droits humains et de la lutte contre les discriminations faites aux femmes, entamé au début des années 2000. L’année précédente (2003), le Code pénal avait par exemple été partiellement révisé dans ses articles qui touchent les femmes et les enfants, notamment par l’introduction de circonstances aggravantes et de sanctions plus lourdes, pour les cas de violence conjugale et de viol, tout comme le Code du travail qui avait été réformé et avait introduit l’incrimination du harcèlement sexuel en le définissant comme abus d’autorité. Le Code de la famille de 2004 a participé à faire progresser la protection des femmes, notamment en élevant l’âge du mariage, en supprimant l’obligation de tutelle et en accordant la garde du domicile conjugal au parent gardien. Et les efforts se sont poursuivis depuis, notamment avec l’adoption de la Constitution de 2011 qui proclame l’égalité entre les sexes et l’interdiction de toute discrimination fondée sur le genre.
Un peu plus d’une décennie après l’adoption de la Moudawana, l’heure est en effet au bilan. Une évaluation était nécessaire pour comprendre les implications réelles du nouveau Code de la famille dans la vie des personnes. ONU Femmes a ainsi réalisé, en partenariat avec le ministère de la Famille, de la Solidarité, de l’Egalité et du Développement social, une étude sur les changements dans les perceptions, les attitudes et les comportements des Marocains et des Marocaines, après dix ans d’application du Code de la famille. Ce travail d’enquête approfondie, mené auprès de 1.200 personnes, a permis de développer des recommandations pratiques et très claires. Parmi celles-ci, sont ressorties l’exigence d’améliorer la connaissance de la population marocaine de ses droits, ainsi que des recommandations de contenu à réviser, au premier rang desquelles se situe l’Article 20, pour limiter le pouvoir du juge d’autoriser le mariage avant l’âge légal, surtout pour les jeunes filles âgées de moins de 16 ans; ou encore la reconnaissance du travail domestique effectué par l’épouse comme contribution matérielle à la prise en charge de la famille. Cette étude et ses recommandations sont disponibles en ligne et accessibles à tous les partenaires qui plaident pour un Code de la famille plus inclusif.
Le gouvernement marocain est très critiqué au sujet de la loi sur le travail des «petites bonnes» et de celle relative aux violences faites aux femmes. Selon-vous, ces deux lois sont-elles avantageuses ou plutôt préjudiciables aux droits des femmes?
Le Parlement marocain a adopté, ces deux dernières années, un certain nombre de dispositions législatives relatives aux droits des femmes. En 2016, par l’adoption des lois relatives à la traite des personnes et au travail domestique. En 2017, par l’adoption de la loi relative la création de l’Autorité pour la parité et la lutte contre toutes les formes de discrimination (APALD). Et enfin, en 2018, par l’adoption de la loi relative à la lutte contre les violences à l’égard les femmes. Je voudrais tout d’abord souligner que l’existence de textes de loi représente en elle-même une avancée majeure dans la prévention et la protection contre la violence, en ce qu’elle leur offre un cadre juridique et prévoit des mesures de prévention, de prise en charge et de répression. Les deux textes auxquels vous faites référence, plus précisément, prévoient ainsi de nouvelles dispositions protectrices. Par exemple, l’Article 6 de la loi relative au travail domestique fixe l’âge minimal à 18 ans, conformément aux droits de l’enfant. Mais le même article prévoit une période transitoire de cinq ans avant son entrée en application. La loi est donc globalement protectrice, mais certaines de ces dispositions doivent être revues pour permettre un encadrement réel des «petites bonnes». Il en est de même avec la loi relative aux violences contre les femmes. Certaines de ses dispositions représentent de réelles avancées, comme la création de mesures de sûreté visant à protéger les victimes et l’introduction de nouvelles infractions pénales, comme le harcèlement sexuel ou le mariage forcé. Néanmoins, nous retenons quelques mesures nécessaires au renforcement du rôle de cette loi, notamment l’importance d’une définition précise de la violence tenant compte de sa définition universelle adoptée par la communauté internationale; afin d’éviter que certaines formes de violence ne restent impunies, comme le viol conjugal; ou encore l’importance de prendre en considération le caractère spécifique des crimes de violence dans la définition des mesures procédurales, afin de garantir aux victimes leur droit d’accès à la justice et à assurer la flexibilité dans la production de la preuve.
En tant que représentante d’ONU Femmes au Maghreb, que préconisez-vous pour améliorer la situation de la femme marocaine?
Il faut poursuivre les réformes, adopter des lois qui instituent le principe de l’égalité et surtout veiller à ce que des mécanismes de redevabilité des réformes engagées soient mis en place. Notamment, l’effectivité des droits sociaux et économiques des femmes dans le marché du travail formel, une réglementation effective du travail domestique et l’intégration des préoccupations de genre dans la gouvernance locale, dans le cadre de la mise en œuvre de la régionalisation avancée. Dans le même registre, la révision des mesures discriminatoires du Code de la famille contraires aux dispositions de la CEDAW et de la CDE. Il s’agit, notamment, du mariage des mineurs, de l’autorisation de la polygamie, de la tutelle légale, de la garde des enfants et de l’inégalité successorale. La poursuite de l’intégration de la BSG (Budgétisation Sensible au Genre, ndlr) dans les politiques publiques à l’échelon régional et local. La gouvernance territoriale reposera sur la performance et passera indéniablement par le renforcement des compétences exécutives et de gestion des régions.
Enfin, un des plus gros chantiers reste le changement des mentalités, ce qui implique un travail avec et en direction des garçons et des hommes, pour qu’ils adhèrent au principe d’égalité et qu’ils le promeuvent.
Propos recueillis par Mohcine Lourhzal