Agriculture : M.Taher Sraïri «Nous sommes entrés dans une ère de dépendance alimentaire absolue, où l’essentiel de nos besoins sont couverts par des produits importés..»

Mohamed Taher Sraïri, professeur à l'IAV Hassan II

Entretien avec Mohamed Taher Sraïri, enseignant-chercheur et professeur à l’Institut agronomique et vétérinaire (IAV) Hassan II de Rabat.

 

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Que pensez-vous du contexte dans lequel a démarré la campagne agricole de cette année ? Que dites-vous de la situation du monde agricole ?

La situation est très inquiétante. Et ce, pour plusieurs raisons. D’abord, les barrages sont à sec et le peu d’eau qui y reste est le plus souvent réservé à la sécurisation du service de l’eau potable. En outre, on a les effets cumulatifs de cinq années de sécheresse, avec des sols devenus asséchés. Et puis, ce qui est encore plus inquiétant, c’est qu’on est à dix jours seulement de la fin de l’automne, et il n’a quasiment pas plu (moins de 50 mm) sur la majorité des grandes zones agricoles du pays : Abda, Chaouia, Saïss, Tadla, Zaër, etc. Bien évidemment, c’est très insuffisant pour démarrer la campagne agricole. Ce matin (lundi 9 décembre 2024), j’ai fait la route entre Rabat et Meknès, je n’ai jamais vu cet état de sécheresse. On voit les sols nus. Il n’y a quasiment plus de couverture des sols.

Des précipitations sont attendues cette semaine. Ces pluies pourront-elles sauver la saison ?

Effectivement, il est prévu des pluies à partir de mercredi 11 décembre 2024. Mais le problème c’est qu’avec les changements climatiques, même les prévisions ne sont plus très précises. Des fois on vous dit qu’il va beaucoup pleuvoir et ensuite il n’y a pas de pluie. Ou les pluies sont éparses et aléatoires. Par ailleurs, en plus des effets des changements climatiques, il y a aussi les effets de l’inflation qui font très peur aux agriculteurs. Car tous les intrants et les opérations culturales coûtent plus cher. Les semences, les engrais, les labours, etc. Beaucoup d’agriculteurs ont affiché de sérieuses réticences à continuer leurs activités. Les conséquences on les connaît : certains ont commencé à quitter ce métier. C’est d’ailleurs ce que confirment les statistiques du Haut-Commissariat au Plan (HCP), en indiquant que le Maroc a déjà perdu l’équivalent de 300 000 emplois dans le secteur agricole durant l’année 2023.

Une hausse de température a été constatée ces deux derniers mois à travers le pays. Quel est l’impact de cette vague de chaleur automnale sur l’agriculture ?

Ça fait partie de l’équation des changements climatiques. Il y a des précipitations plus aléatoires et parfois inattendues. Ces pluies peuvent même être dévastatrices et provoquer des inondations. On a également les effets tout aussi mauvais des hausses de températures. Car elles augmentent les besoins des cultures installées. C’est le cas, par exemple, de l’arboriculture. Il faut irriguer plus, y compris en automne et parfois même durant l’hiver. C’est une nouveauté, car auparavant, avec des températures moins élevées, on arrêtait l’irrigation pour certaines espèces fruitières durant l’hiver. Ceci est aussi très inquiétant pour l’arboriculture car cela empêche la floraison et la fructification. On l’a déjà constaté avec l’olivier. La baisse de la production nationale d’olive n’est pas seulement due au manque d’eau, mais elle est aussi due au manque de froid hivernal qui empêche les arbres d’arriver à fructification. C’est très angoissant pour les revenus des agriculteurs qui se sont parfois spécialisés intégralement dans cette production, sans omettre les effets sur l’approvisionnement des marchés : la preuve est que le Maroc a dû se résigner cette année à importer de l’huile d’olive.

Les nappes phréatiques qu’on aurait pu utiliser comme réserve stratégique pour faire face à ce manque d’eau structurel sont maintenant toutes soumises à une très forte pression, qui dépasse partout le rythme de leur recharge. Par conséquent, leur niveau est en baisse et il y en a même qui sont devenues totalement asséchées, entraînant parfois l’arrachage de vergers dans leur intégralité. Ce manque d’eau dans les nappes a d’ailleurs amené à réfléchir au dessalement de l’eau de mer, qui est présenté comme étant une solution. Personnellement, je n’y crois pas trop, surtout pour le secteur agricole. L’eau du dessalement a un coût tel (le plus souvent supérieur à 5 DH le mètre cube), qu’il est illusoire de penser à la valoriser de manière rentable, en irriguant par exemple des cultures comme les céréales, les légumineuses alimentaires (fèves, lentilles, etc.) ou les fourrages (destinés à l’élevage) comme la luzerne ou le maïs. Et puis, s’il est un secteur qui souffre directement du manque d’eau devenu structurel, c’est bien celui de l’élevage qui, il ne faut pas l’oublier, constitue une composante indissociable d’une agriculture diversifiée et qui repose sur le bouclage des cycles de la matière. Malheureusement, on constate les conséquences délétères de la pénurie d’eau sur l’élevage : le Maroc est maintenant obligé d’importer de la poudre de lait pour l’approvisionnement du marché, alors qu’il avait l’autosuffisance en cette matière stratégique. Il en va de même pour les viandes bovines et mêmes ovines, or c’était impensable il y a de cela quelques années.

Cela fait plusieurs années qu’on parle de la nécessité de revoir la politique agricole pour faire face à la crise actuelle. Mais a-t-on déjà ouvert le débat sur la question? A-t-on pu aboutir à des solutions efficaces?

C’est une question qu’il faut évidemment poser aux décideurs : est-ce qu’il y a un plan B qui a été réfléchi? Mais à mon niveau, je peux vous dire que je ne vois pas l’ouverture d’un débat sérieux, basé sur les vérités scientifiques. Or, il est plus que temps de le faire, en commençant par établir le bon diagnostic, avant de réfléchir aux solutions. Pour ma part, je crains qu’on ne soit encore accroché aux solutions du passé (l’extension des surfaces équipées en système d’irrigation localisée – le goutte-à-goutte -, la substitution des céréales par les arbres fruitiers, etc.) en pensant qu’elles peuvent servir à relever les défis majeurs qui s’annoncent. Personnellement, je ne pense pas que ce soit le cas. La situation est telle qu’elle impose aujourd’hui de discuter les rôles de l’agriculture à l’échelle nationale, et aussi dans la diversité des territoires dont regorge le Maroc : les plaines atlantiques, les zones de hautes montagnes, les oasis, etc. Bref, on a un pays très divers, ce qui fait sa beauté et qui constitue une part de son identité même. Mais dans pareilles conditions de climat, peut-on continuer à prôner un modèle agro-exportateur, alors qu’on voit qu’il y a des difficultés même à satisfaire les besoins en eau potable? A mon humble avis, un changement de paradigme s’impose : il faut au contraire mettre toutes les ressources, notamment hydriques, mais aussi l’ingénierie et l’innovation agronomique, au service de la souveraineté alimentaire. En outre, il faut convenir de la nécessité de concevoir les solutions à partir d’une planification hydrique sérieuse, basée sur des scénarios réalistes adaptés à chaque bassin hydraulique, et non pas en se basant sur des approches de type ‘Top Down’ où des solutions sont édictées à partir d’une administration centrale à tout le territoire national, de manière uniforme. A mon avis, les solutions doivent être créées à partir de la base, ce qui confère à la dimension territoriale une véritable légitimité.

Selon vous, quelles sont les mesures qui s’imposent face à la crise actuelle?

Il y a tout ce qui est en rapport avec la sélection variétale des cultures les plus importantes pour la souveraineté alimentaire (céréales, légumineuses, fourrages pour le bétail, etc.) et aussi les races animales. C’est d’ailleurs un sujet qui se discute actuellement même à l’échelle mondiale. Même si ça demande du temps et des moyens matériels importants, ce sont des mesures prioritaires pour l’avenir du pays. Il faut des programmes d’amélioration génétique bien pensés, en partenariat entre les pouvoirs publics et les interprofessions des agriculteurs et éleveurs, et qui requièrent des experts et des stations de recherche. Il y a aussi les politiques publiques qui doivent être révisées. On a trop mis l’accent sur l’extension de l’irrigation en pensant qu’on est en mesure de faire des économies d’eau avec des techniques comme le goutte-à-goutte. Or, par un effet rebond classique, c’est le contraire qui a été remarqué : les besoins en eau ont augmenté, à un moment où l’offre baisse en raison du changement climatique. A mon avis, il faut rééquilibrer la politique agricole en accordant bien plus d’importance et de mécanismes de soutien (subventions, formations, etc.) au domaine pluvial. Il ne faut pas oublier qu’on n’irrigue même plus 15 % de la surface agricole utile, et d’ailleurs à cet égard, il est primordial que les statistiques soient actualisés et mises à jour et accessibles à tous les citoyens. Mais prôner une politique agricole qui valorise en priorité les eaux renouvelables, avec à leur tête la pluie, est aujourd’hui plus qu’indiqué, vu l’épuisement des nappes observé dans de nombreuses régions. Il faut aussi tout faire pour l’émergence d’une agriculture diversifiée et plus résiliente, reposant en partie sur le couplage systématique des cultures et de l’élevage. Or, malheureusement ce n’est pas ce qui a été fait au cours des dernières années, puisque les aides ont surtout profité à de grandes fermes spécialisées, notamment en arboriculture, et qui se sont avérées très fragiles face à divers risques (manque d’eau, apparition d’une maladie, effondrement des prix, etc.). Enfin, il faut s’accorder sur le fait que l’imaginaire collectif qui considère le Maroc comme une puissance agricole doit être révisé de fond en comble. Les faits sont malheureusement têtus : nous sommes entrés dans une ère de dépendance alimentaire absolue, où l’essentiel de nos besoins sont couverts par des produits importés (céréales, sucre, huiles de table, etc.) et cette situation est peu enviable car elle expose tous les ménages à la volatilité des prix, voire à l’insécurité alimentaire.

Interview réalisée par Naîma Cherii

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