Entretien avec Hisham Zaqout, journaliste correspondant d’Al Jazeera à Gaza
Durant plus de 18 mois, il a couvert sans relâche l’offensive israélienne à Gaza et son cortège de destructions. Il a échappé à la mort à plusieurs reprises mais se dit déterminé malgré tout à continuer à documenter, en direct, les massacres en cours et les bombardements qu’Israël mène toujours à Gaza. Dans cette interview exclusive, le correspondant de la chaine qatari Al Jazeera, Hisham Zaqout nous parle de ce dont il a été témoin à Gaza, déjà sous blocus depuis 2007.
Vous avez été témoin de la guerre à Gaza depuis maintenant plus de 18 mois. Que reste-t-il encore de Gaza après tous les massacres et les hostilités que l’occupation israélienne y a commis?
A Gaza, on n’a plus rien. Gaza est complètement détruite après plus de 18 mois de guerre israélienne. Il ne reste que quelques maisons et des personnes détruites, aussi bien psychologiquement, matériellement que socialement. Chaque jour, des familles entières sont radiées de l’état civil. Israël mène en continu des bombardements dans la bande de Gaza. Le plus grave dans tout cela, c’est qu’il n’y a pas de lieu sûr pour s’installer. A chaque fois, nous devons chercher un abri sûr. Et dès qu’on trouve un endroit qu’on croit sûr, il est à nouveau la cible des bombardements permanents. C’est ce qui explique les déplacements incessants des populations de Gaza d’une région à une autre. Sans parler de l’état de famine et de soif dont souffre la population de Gaza. D’ailleurs, les gens ne trouvent pas à manger. On ne trouve même pas un bout de pain, comme c’est le cas ces jours-ci. La situation est très difficile à Gaza où nous vivons un cauchemar sous les bombardements, les destructions, le génocide et les tueries qui continuent.
Comment passent les populations de Gaza leur journée sous cette guerre ? Dans quelles conditions vivent-ils? Comment font-ils pour vivre ?
On a beau parler de la souffrance des gens à Gaza, on ne peut pas la décrire. Pour les habitants de la bande, la première tâche c’est d’abord de rester en vie. Mais rester en vie est une tâche difficile, et continuer à rester en vie sous cette guerre est une mission presque impossible. Car, en un seul instant, on peut perdre sa vie à cause des frappes israéliennes qui n’excluent rien.
Il y a beaucoup de difficultés aujourd’hui dans la bande de Gaza. Les journalistes s’installent souvent à côté des hôpitaux pour se brancher sur leur électricité. Cela leur permet de charger leur matériel et pour l’accès à l’internet pour continuer leur travail. Mais même ces hôpitaux sont menacés par les frappes israéliennes. D’ailleurs, nous avons été obligés de nous déplacer plusieurs fois au cours de ces dix-huit derniers mois.
Il n’y a pas d’eau potable à Gaza parce qu’Israël a coupé l’électricité à la seule station qui fonctionnait à Gaza. Le Palestinien doit faire la queue devant la seule station de dessalement qui soit encore en activité dans la bande de Gaza et qui dispose du carburant nécessaire pour obtenir de l’eau potable. Ensuite, il doit chercher, 24 heures sur 24, à faire la queue pour obtenir de l’eau non potable.
Après cela, le Palestinien est obligé de faire la queue devant les centres de distribution gratuite de nourriture, dits les «takayates». La plupart des gazaouis ont perdu leur emploi à cause de cette guerre. N’ayant pas d’argent pour acheter quoi que ce soit, ils sont obligés de chercher de sources de nourriture gratuites, et faire la queue pour obtenir la nourriture.
Et après avoir fait tout cela – ce qui prend beaucoup de temps – les gens vont dans leur tente. Avec le risque qu’un missile leur tombe dessus, à tout moment.
On a également besoin de se procurer du bois pour allumer un feu et ensuite préparer de la nourriture pour ses enfants. Et si on a un bébé, on doit aussi chercher longtemps pour obtenir du lait pour cet enfant.
Le soir, le Palestinien est obligé de rester dans la tente ou même à côté pour assurer la sécurité de sa famille. Il faut dire qu’il n’y a pas un endroit sûr dans la bande de Gaza. Car, en plus des bombardements israéliens, il y a aussi les animaux domestiques qui rôdent autour des tentes. C’est donc une vie épuisante que nous vivons à Gaza et où l’occupation cherche à cibler tous les palestiniens : les familles, les enfants, les femmes et les hommes.
Vous avez écrit sur votre compte Facebook: «Je ne sais pas combien de fois Dieu m’a sauvé la vie durant cette guerre… Chaque fois nous vivons une expérience encore plus difficile que la précédente». Quelle est l’expérience la plus difficile que vous avez vécue durant cette guerre ?
Ce sont en effet des moments très difficiles. Je ne me souviens peut-être pas de tous ces moments, mais il est certain qu’ils sont tous difficiles. Depuis que la guerre a commencé, nous vivons des jours difficiles.
L’incident le plus récent a eu lieu ce lundi (7 avril 2025), lorsque les forces de l’occupation israélienne ont bombardé la tente d’un des journalistes dans le camp où nous vivons. Un missile israélien a soudainement frappé la tente des journalistes. Deux d’entre eux ont été tués et tous les autres journalistes se trouvant à proximité ont été blessés. Comment avons-nous survécu? Question difficile !
Une autre fois, nous avons été assiégés en mai 2024 à Rafah. L’encerclement a duré 12 heures. Il y avait des tirs, des chars et des frappes israéliennes ciblant l’immeuble dans lequel nous étions et les maisons environnantes.
C’était une nuit difficile. Les bombardements étaient intenses. Nous nous attendions à ce que les chars bombardent la maison dans laquelle nous étions. Nous avons informé nos bureaux à Jérusalem pour communiquer avec l’armée israélienne afin de l’informer que nous étions à cet endroit. Mais il n’y a pas eu de réponse.
Le siège a continué toute la nuit et les tirs aussi. Plus tard dans la matinée, nous avons finalement pu sortir. Nous avons encore été pris pour cible par des quadricoptères israéliens, mais nous avons survécu cette fois encore.
Souvent, malgré la gravité de la situation, nos familles, qui sont également déplacées, ne savent pas ce qui nous arrive, sauf à travers les médias ou les chaînes pour lesquelles nous travaillons. Nous sommes obligés d’essayer de ne pas dire à nos institutions que nous sommes dans une situation dangereuse. Car cela aggraverait la situation de nos familles qui regardent la télévision. Nous essayons donc de ne pas inquiéter nos familles et nos mères qui vivent déjà dans des conditions pénibles.
Après l’attaque par l’occupation israélienne contre une tente de journalistes près de l’hôpital Nasser à Khan Yunis ce lundi 7 avril, le nombre de journalistes tués s’élève à 211 depuis qu’Israël a commencé sa guerre d’extermination à Gaza. Un journaliste paie-t-il le prix de sa dénonciation des crimes qui sont commis à Gaza?
En effet, le journaliste de Gaza paie un prix très élevé. Il risque même de payer de sa vie pour être resté à Gaza et pour avoir informé sur la vérité et documenté les crimes qui sont commis par Israël.
Dans une tentative de faire taire la voix palestinienne et d’effacer la vérité, les forces de l’occupation israéliennes ont d’ailleurs clairement interdit aux journalistes étrangers d’accéder à la bande de Gaza. La raison, c’est qu’Israël tente d’empêcher les journalistes de documenter ses crimes. Il essaye ainsi d’imposer un blackout sur Gaza.
Imaginez s’il y avait des journalistes étrangers à Gaza, couvrant tous ces crimes? L’histoire serait certainement différente. L’étendue de la couverture serait différente.
A Gaza, l’étendue des crimes commis par les soldats de l’occupation est énorme. Et nous ne pouvons pas aller filmer tous ces crimes. D’autant que la situation sécuritaire est difficile et les bombardements sont intenses, comme c’est le cas actuellement à Rafah où il y a un blocus strict.
En tant que journaliste, je ne peux pas aller dans cette zone parce même des ambulances et des véhicules de la défense civile ont été ciblés. Qu’en est-il des journalistes qui n’ont aucune immunité sous cette guerre d’extermination?
Les forces de l’occupation s’en prennent aux journalistes. Elles les tuent et ciblent même leurs familles. C’est une réalité vécue par le journaliste palestinien qui paie aujourd’hui le prix d’avoir choisi de rester à Gaza pour défendre son Peuple.
A votre avis, pourquoi il y a un silence des organisations de la presse internationale sur le ciblage des journalistes à Gaza?
Jusqu’à présent, malgré le fait que le droit international protège les journalistes contre le ciblage, les positions sont faibles au niveau de ces organisations internationales et même au niveau des institutions de l’ONU. Pourtant, de nombreuses solutions existent et peuvent être trouvées pour protéger les journalistes palestiniens de ciblage. Les organisations internationales sont aujourd’hui tenues de faire pression sur l’occupation Israélienne pour qu’elle cesse ses crimes contre les journalistes palestiniens. Comme on l’a vu dans la guerre entre l’Ukraine et la Russie et où la pression internationale sur ces deux pays a été très grande pour empêcher le ciblage des journalistes qui couvrent ce conflit
Couvrir la guerre à Gaza semble être une tâche presque impossible, surtout avec les bombardements israéliens, la famine, la coupure d’électricité, Etc. Peut-on encore exercer son métier de journaliste à Gaza ?
Couvrir cette guerre à Gaza est devenu une mission impossible. Nous ne savons pas comment nous avons survécu plus d’une fois aux raids israéliens, aux bombardements israéliens continus et permanents, et aux opérations de tir qui visent les journalistes. En plus des tueries qui continuent, nous luttons pour trouver de la nourriture pour nous et pour nos familles.
Sans parler du fait que nous devons souvent choisir entre être déplacés avec nos familles et protéger le matériel avec lequel nous travaillons. Car l’occupation israélienne, tout au long de la guerre, et même avant la guerre empêche l’entrée du matériel des journalistes. Ce qui est très grave.
L’équipement ayant été introduit à Gaza date d’avant le blocus de Gaza, c’est-à-dire d’il y a 18 ans. Il est donc usé et nous pouvons à peine travailler avec ce matériel. Or pour couvrir une zone de guerre, on doit avoir des fournitures de base.
La couverture est impossible dans la bande de Gaza, mais nous continuons à couvrir. Nous continuons à couvrir parce qu’il y a des crimes de guerre qui y sont commis.
Au début de la guerre, l’occupation israélienne coupait souvent les communications. Mais nous avons trouvé des alternatives pour maintenir la couverture et garder la voix de Gaza présente sur les écrans des médias afin de dire «Stop à cette guerre». Cette guerre doit cesser.
Mais souvent on se sent impuissant car cette guerre n’a pas cessé. On se sent impuissant parce que nous n’avons pas pu, malgré toute cette couverture, cette douleur et toute la mort que nous avons transmises sur les écrans et dans les médias, dire au monde: «stop» à l’occupation israélienne.
Si on ne peut pas arrêter cette guerre, il faut au moins apporter de la nourriture et de l’eau pour que nous puissions rester en vie et des médicaments pour que nous puissions être soignés.
Les médicaments ne sont plus disponibles dans les hôpitaux. C’est le plus dur. Personnellement, j’ai besoin d’un traitement hebdomadaire, mais ce traitement n’est pas disponible. À tout moment, je pourrais perdre la vie à cause du manque de ce traitement.
Blessés lundi dernier par un missile israélien ayant frappé la tente d’un des journalistes, des collègues cherchent aussi à se faire soigner avec ce qui est disponible dans les hôpitaux de Gaza. Ils doivent être soignés en dehors de Gaza. Mais ils ne le peuvent pas.
Même quitter Gaza lorsqu’on est malade ou blessé n’est pas possible car les forces d’occupation empêchent ou refusent la sortie aux journalistes sous des prétextes sécuritaires.
Interview réalisée par Naima Cherii