Entretien avec Mohamed Rahj, économiste chercheur et professeur à l’ISCAE
Du fait de ses conséquences sur les approvisionnements mondiaux, la crise en Ukraine a largement dominé les débats consacrés notamment à la sécurité alimentaire. Quelle leçon peut-on tirer de la guerre entre l’Ukraine et la Russie ?
C’est très simple. La leçon de la crise de l’Ukraine nous a ouvert les yeux sur un problème majeur auquel on risque d’être confronté. C’est d’avoir assez de nourriture pour alimenter l’ensemble de la population marocaine mais également le bétail. En d’autres termes, revenir à un concept de base: la sécurité alimentaire. Parmi les priorités des priorités maintenant, c’est de faire en sorte que le Maroc arrive à produire davantage pour faire face aux besoins de sa population au moins au niveau d’un certain nombre de produits de base. Car si on n’avait pas pu obtenir, à travers des autorisations spéciales, que les russes autorisent l’exportation du blé ukrainien, on aurait peut-être pu avoir tous les problèmes du monde. Produire davantage et faire face à la question de la flambée des prix, c’est là un problème auquel il faut trouver une solution.
Comment ?
Depuis l’indépendance à nos jours, la politique agricole marocaine a toujours fait de telle sorte que c’est la filière de l’exportation qui soit privilégiée. On a développé des ilots de prospérité au niveau de certains bassins de l’irrigation, qui travaillent presque uniquement pour l’exportation. Mais de l’autre côté, on a un océan de misère. Si on prend le reste du pays où vivent les paysans qui n’attendent que la pluie, eh bien s’il n’y a pas de pluie ils vont se retrouver dans des situations délicates. Et parfois ils vont vendre leurs terrains et leur bétail pour aller rejoindre les périphéries des grandes villes.
A mon avis il faut revoir toute la politique agricole du Maroc. C’est un choix à faire sur le plan politique. Car cette indépendance de la souveraineté est incontournable. On doit revoir ce partage entre la filière vers l’exportation et la filière du marché local. Il faut surtout faire un arbitrage judicieux entre la partie de la production qui sera réservée au marché local pour répondre aux besoins de la population vivant sur le territoire marocain et la partie à exporter en particulier pour les produits de base. Car on peut se passer royalement de certains fruits comme l’avocat mais on ne peut pas se passer du pain ou des pommes de terre, ou encore des tomates.
Avec la crise hydrique, l’eau est devenue une ressource rare. Et il faut savoir bien l’utiliser, en orientant la production vers des produits qui consomment moins d’eau. Malheureusement, aujourd’hui, c’est le contraire qui se fait. Le cas de l’avocat, qui consomme plus de 240 litres pour un kilo, en est un exemple.
Il est temps de revoir la filière de production puis également l’ensemble des éléments qui composent cette production. Car, il ne faut pas l’oublier, l’essentiel on l’importe de l’étranger. Il n’y a qu’à prendre l’exemple des semences. Maintenant, on a essentiellement des semences israéliennes avec un seul usage. Cela veut dire qu’on les utilise une seule fois et on ne peut plus reproduire les semences.
Et là on ne peut que se poser la question de la recherche agronomique au Maroc. Comment se fait-il qu’on ait plusieurs instituts de formation en Agronomie et plusieurs centres de recherche et qu’on ne puisse pas développer assez de semences marocaines pour être à l’abri du besoin en matière de semences.
Quelles solutions à la question de la flambée en continu des prix des produits agricoles ?
La sécurité alimentaire peut être assurée à travers deux facteurs: La production, c’est-à-dire la disponibilité et l’accessibilité à travers les prix. Maintenant pour la question de la flambée des prix, on sait que c’est tout le circuit qui en est responsable. On doit revoir toute la structure de la composition des prix et faire de telle sorte de privilégier la souveraineté nationale en fabriquant les intrants à l’intérieur du territoire et n’importer que lorsque c’est incontournable. Il faut intervenir au niveau de tout le cycle de production.
On doit arriver à produire davantage d’intrants au Maroc pour produire moins cher. Car les intrants, qui sont importés de l’étranger, interviennent pour presque 90% du prix de revient de certains légumes et de certains fruits. Leurs prix ont été multipliés par deux voir par trois ces deux dernières années.
Il faut également arriver, à travers le pouvoir d’achat, à ce que les Marocains puissent accéder à ces produits. Car c’est tout à fait illogique de voir demain un achalandage de légumes et de fruits mais que les consommateurs n’ont pas assez de moyens pour accéder à ces produits. Et donc pour assurer la sécurité alimentaire, il faut la disponibilité des produits et l’accessibilité. Car sans cette accessibilité, il n’y a pas de sécurité alimentaire.
Je pense qu’il est temps pour les pouvoirs publics d’intervenir à travers leur politique publique pour régler provisoirement le problème de la hausse généralisée des prix. Mais il faut le régler dans le long terme, pour revoir tout le système de la filière y compris la filière de distribution.
Sur le plan juridique, les textes organisant le circuit de distribution remontent à 1962 et sont donc archaïques et obsolètes. Il est temps de profiter de cette crise et de ces problèmes pour présenter une nouvelle législation qui traite du cycle de distribution et ce, du producteur jusqu’au consommateur final en passant par les intermédiaires. Car, malheureusement, c’est le consommateur -dernier maillon de la chaine- qui subit en totalité tous les caprices des différents intermédiaires dans le circuit. L’urgence aujourd’hui c’est donc de mettre en place une filière de distribution qui réponde à la fois aux besoins des producteurs mais également aux besoins des consommateurs.
La crise de la hausse généralisée des prix a révélé qu’il y a une insuffisance d’informations concernant la filière, d’où certaines fraudes… Qu’en dites-vous ?
Oui. Il y a effectivement des informations qui manquent parce que même pour l’exportation, ce n’est pas évident. En principe on doit vérifier à travers le rapatriement des devises car toute la production vendue à l’international doit être rapatriée au Maroc en termes de devises. Mais on sait qu’une bonne partie des devises n’est pas rapatriée. Puisqu’il y a les fraudes pour la partie fiscale. Certains producteurs font de telle sorte de minorer la quantité produite, ce qui a également des conséquences sur la quantité vendue et le bénéfice réalisé. En fin de compte, ils arrivent à échapper aux impôts malgré tous les avantages qui leur ont été accordés.
On manque parfois d’informations sur la quantité qui a été produite, la partie qui a été vendue localement et celle vendue à l’exportation. Et même lorsque les informations sont disponibles il faut les prendre avec des réserves. Si on prend par exemple le cas de la tomate, même si on vous donne des chiffres, parfois ce n’est pas du tout évident. Faut-il le souligner, il a été indiqué que des instructions ont été données aux producteurs pour vendre la production des tomates sur le marché local. Mais on a appris à travers les réseaux sociaux et la presse que ces tomates d’abord livrées sur le marché local sont ensuite rachetées par les exportateurs pour être exportées. On peut donc avoir tous les chiffres, en disant par exemple que 600.000 tonnes ont été fournis au marché local, mais en réalité une partie a été détournée pour aller ailleurs, en particulier vers les pays africains qui sont moins exigeant en termes de normes. D’où l’urgence d’une organisation moderne de la filière agricole du point de départ jusqu’à l’arrivée du produit qu’il s’agisse d’une exportation ou d’une vente locale.
Au-delà du cycle de production, il convient de souligner enfin que l’essentiel de l’Agriculture au Maroc est dominé par des structures archaïques à travers notamment l’héritage. On arrive à la fin avec des micropropriétés qui ne sont pas des espaces susceptibles de produire davantage. C’est ce qui fait d’ailleurs qu’il y a aujourd’hui un problème de productivité. Les paysans qui ont hérité d’un lopin de 500 ou de 5000 mètres ne travaillent pas de la même manière que les producteurs qui ont 10.000 hectares. Tant que ces structures restent ainsi on n’aura pas une rentabilité ou une productivité assez élevée.
Autre constat qu’il faut également relever: on a perdu certaines zones de production agricoles qui existaient dans la périphérie des grandes villes comme les maraichers. Ces maraichers malheureusement ont disparu à cause de l’invasion du béton. Toutes les périphéries des grandes villes sont devenues maintenant des quartiers de villes. On a donc perdu une bonne partie de la production des maraichers qui étaient produite à la périphérie des villes.
Interview réalisée par Naîma Cherii