L’affaire défraie la chronique dans les milieux de la pêche à Dakhla. Depuis ces sept derniers mois, le village de pêche «Lassargua» à Dakhla serait ponctuellement troublé par les nombreuses disparitions de barques de pêche. Plusieurs propriétaires de barques de pêche artisanale, qui ont subi le vol de leur embarcation, racontent à Le Reporter comment ce village de pêche, le plus grand au Maroc, est devenu, depuis mars dernier, une plateforme pour l’immigration clandestine.
Ils pointent surtout les filières des passeurs qui s’activent dans cette zone surnommée par les pêcheurs «Kandahar», à cause des activités clandestines de tout genre qui y prospèrent. Ils considèrent trop dangereux, pour les professionnels, d’exercer l’activité de pêche dans cette zone.
Nos sources font aussi état d’une interminable liste de disparitions de barques de pêche dans certaines zones, comme les villages de pêche de N’tirifit, Imatlane, Lboureda et Ain Baida, où le risque serait aussi de plus en plus grand de voir de nouvelles barques ciblées par les passeurs.
Les incidents de vols que connaissent régulièrement les cinq villages de pêche à Dakhla ont été au menu d’une réunion, début d’octobre, entre les ministres de l’Intérieur Abdelouahed Laftit et de la pêche Aziz Akhannouch, lequel est attendu à Dakhla, dans les prochains jours, selon des sources informées.
Le phénomène a pris ces derniers mois une proportion inquiétante au regard du nombre d’embarcations dérobées par des mafias de l’immigration clandestine au niveau des différents points de pêche à Dakhla, selon des représentants de la pêche artisanale de cette ville.
Au moins 14 barques de pêche artisanales ont été volées dans le village de pêche de Lasargua au cours des sept derniers mois, selon le témoignage des pêcheurs de ce village.
Ce chiffre n’est pas exhaustif, soulignent les mêmes sources. Il y a eu des centaines de barques non réglementaires utilisées par les passeurs d’immigrants depuis Lassargua, affirment nos sources.
La disparition de nouvelles embarcations, la semaine dernière, vient encore rallonger la liste des victimes. En effet, pour la seule journée de mardi 13 octobre, les services de la gendarmerie royale ont enregistré trois vols de barques de pêche à Lassargua.
Et à quelques kilomètres seulement de Lassargua, à Imatlan, un autre village de pêche ciblé, les représentants de la pêche artisanale sont également sur les dents.
«Les affaires de vol sont si nombreuses que les professionnels dont les embarcations ont été dérobées ne s’y retrouvent plus», selon des sources à l’Association des propriétaires de barques de pêche artisanale. Mais ce qui préoccupe encore plus les propriétaires, ce sont aussi les pêcheurs qui se transforment en migrants clandestins.
En effet, des marins-pêcheurs sont soupçonnés d’avoir dérobé les barques de leur employeur pour les utiliser ensuite pour rejoindre Las Palmas. Au cours de ces sept derniers mois, plusieurs réclamations ont d’ailleurs été déposées auprès des services de la délégation régionale de la pêche maritime à Dakhla, a-t-on appris.
Ce mercredi 14 octobre, le constat était d’ailleurs amer pour l’un des propriétaires, qui a subi cinq vols de barques de pêche, racontent nos sources à Imatlan. C’est son propre équipage qui a volé les embarcations: «Les cinq barques ont été retrouvées à Las Palmas. Ceux qui ont volé les barques travaillaient chez la victime, depuis 2009, comme pêcheurs et sont tous déclarés à la CNSS. Les premières procédures ont été entamées il y a une semaine par l’avocat de la victime pour l’arrestation des pêcheurs en question par l’Interpol et leur rapatriement au Maroc», précisent les mêmes sources
Les menaces du réseau criminel…
«Chaque jour, on assiste à des tentatives de vols de barque de pêche, ça devient très inquiétant», témoignent à Le Reporter des professionnels de la pêche artisanale à Lassargua.
Dans ce village, près de 70 % des professionnels de la pêche artisanale sont actuellement en arrêt d’activité à cause de ce problème, selon le président de la Confédération nationale de la pêche artisanale, Abdellah Lablihi.
Des centaines d’embarcations non réglementaires opèrent aussi dans la pêche artisanale au niveau du village de pêche de Lassargua, selon le président, lequel s’inquiète de ces tentatives de vol. «Il y a une urgence, il faut traiter ce problème. Car aucun port n’est à l’abri de ce phénomène», dit Lablihi, affirmant qu’une centaine de barques de pêche réglementaire ont été volées, sur le plan national.
Les pêcheurs artisans de ce village ont toujours pu subvenir aux besoins de leur famille grâce à l’abondance des ressources halieutiques dans cette zone. Cependant, à cause de ce problème de vol de barques et des menaces des «mafias de l’immigration clandestine», la situation a considérablement changé, déplore un membre de l’Association des propriétaires des barques de pêche artisanales. Celui-ci, qui a requis l’anonymat, a confié qu’il a été menacé, il y a quelques jours, par l’une des personnes louches qui aurait un lien avec un réseau criminel s’activant dans l’organisation de l’immigration illégale. Maintenant, beaucoup de pêcheurs victimes de «vol» sont en arrêt d’activité depuis plusieurs mois, affirme notre source à l’Association.
Peut-on récupérer sa barque «volée»?
«Depuis que des inconnus ont volé ma barque, il y a deux mois, je suis en chômage et sans revenus», témoigne Said Laabidi, un représentant de la pêche artisanale victime de vol. «Ce vol a eu un impact sur ma vie et sur mon travail de pêcheur. C’est beaucoup de problèmes, et une perte de chiffre d’affaires», explique ce professionnel, en exercice depuis 1993.
Il ajoute: «Avec ma barque, je ramenais jusqu’à 150 Kg de poissons par jour. Cela me permettait de subvenir aux besoins de ma famille. Mais maintenant, j’ai des difficultés et je n’arrive pas à payer mes crédits», dit Said Laabidi, père de trois enfants.
Celui-ci ajoute: «Jusqu’à présent, je n’arrive pas encore à reprendre mon activité. Car mon dossier est toujours bloqué à la délégation de la pêche. Et donc je ne peux pas fabriquer une nouvelle barque de pêche à la place de celle qui m’a été dérobée».
Après le vol de leurs embarcations de pêche, les représentants de la pêche victimes d’un vol doivent suivre certaines procédures (judiciaire et administrative) pour reprendre leur activité, indique-t-on au ministère de la pêche.
Selon le témoignage de plusieurs professionnels, jusqu’à présent, aucune autorisation n’est encore délivrée aux propriétaires victimes de ce vol de barque. Selon les mêmes sources, la délégation de la pêche maritime à Dakhla a arrêté les autorisations suite aux instructions du wali de cette région.
«Délivrer des autorisations pour fabriquer des barques de pêche, en ce moment et dans ce contexte, cela devient difficile. Car on peut facilement fabriquer trois barques au lieu d’une seule barque. Le ministère n’a pas aujourd’hui les moyens pour le contrôle», explique une source proche du dossier.
Où fabrique-t-on les barques non réglementaires ?
Dakhla est-elle devenue un carrefour sur la route des migrants ? Selon nos sources professionnelles à Dakhla, les points de pêche de cette région sont devenus, depuis mars dernier, le point de départ des migrants clandestins qui tentent d’arriver à Las Palmas.
Les passeurs n’ont aucun scrupule lorsqu’ils racolent les désespérés qui veulent gagner la rive européenne. Mais Dakhla fournit équipages et embarcations.
Le marché de ce type de barques serait actuellement florissant, alors que celui des embarcations de pêche « réglementaires» est en arrêt, assure-t-on. Si le prix d’une barque de pêche est de 40.000 DH, celui d’une embarcation non réglementaire (avec moteur) varie entre 160.000 et 200.000 dirhams.
Les quartiers «Annahda» et «Oued Chiaf» sont réputés dans cette ville du sud pour leur production de barques de pêche. On les décrit aussi comme le fief des constructions de barques non réglementaires.
Ces embarcations sont fabriquées dans des ateliers au vu et au su de tout le monde, confie un membre de l’Association des propriétaires de barques de pêche artisanale. Ces artisans sont souvent sollicités par des personnes louches qui utilisent ensuite ces barques pour des migrants clandestins.
Dans les milieux de la pêche, on parle de 45 ateliers clandestins qui fabriqueraient des embarcations non réglementaires au vu et au su de tous. Leur nombre ? Il n’y a pas de chiffre exhaustif. «On continue de les fabriquer. Certaines barques sont utilisées pour transporter des produits de contrebande, d’autres sont utilisées pour pêcher et d’autres pour l’immigration», concèdent nos sources bien informées à l’Association des propriétaires de barques de pêche artisanale.
Mais nos sources à la Confédération nationale de la pêche artisanale évaluent leur nombre à 900 barques réparties sur les cinq points de pêche. La grande partie opère au village de pêche de Lassargua. Selon nos sources professionnelles à Lassargua, à ce jour, quelque 500 barques non réglementaires ont déjà rejoint Las palmas. «On les a retrouvées à Las Palmas. On les reconnait par leur couleur (blanc, bleu ou vert) et leurs numéros», soulignent les mêmes.
«Lassargua», des activités clandestines de tout genre y prospèrent
Au village de pêche «Lassargua», quelque 1168 barques de pêche réglementaires opèrent dans la pêche artisanale. Avec 20% de la flotte globale, ce village bénéficie de 50 % du quota de poulpe.
Depuis ces sept derniers mois, des dizaines de barques de pêche réglementaires et des centaines de barques non réglementaires ont quitté le village de pêche «Lassargua». Un point de pêche non aménagé et où habitent actuellement quelque 50.000 personnes.
En quelques mois, ce village de pêche a changé et devient le point noir dans la région de Dakhla, ce qui fait enrager beaucoup de contestataires parmi les représentants de la pêche artisanale.
Ces derniers pointent surtout les filières des passeurs qui s’activent dans cette zone surnommée par nos pêcheurs «Kandahar», à cause des activités clandestines de tout genre qui y prospèrent. Ils considèrent trop dangereux, pour les professionnels, d’exercer l’activité de pêche.
Les passeurs ont prospéré en même temps que les réseaux de bandits. C’est ce qui inquiète le plus nos professionnels, approchés cette semaine par Le Reporter. «Face à la crise sanitaire, beaucoup de jeunes se retrouvent aujourd’hui sans emploi. Ils se retrouvent donc désœuvrés et sans revenus. Ils sont des proies très faciles pour ces réseaux qui engagent des hommes à tout faire et surtout des pêcheurs pour accompagner les barques bondées de migrants», souligne un membre de l’Association des propriétaires de pêche artisanale.
Ce dernier, soucieux de garder l’anonymat pour sa sécurité et ses barques restées sur place, ne mâche pas ses mots: «Ce n’est plus le village de pêche qu’on connait. On dirait qu’on est à Kandahar avec des personnes louches et des mafias qui s’adonnent à toutes les activités illégales. Ce n’est pas l’ambiance qu’on veut pour notre métier. Certains professionnels ont même été obligés de se reconvertir dans d’autres activités».
Et notre interlocuteur de poursuivre: «les représentants de la pêche artisanale ne peuvent plus travailler dans ce contexte dangereux, avec des mafias et un sentiment d’insécurité qui ne les quitte plus depuis maintenant plusieurs mois».
Certaines soirées, des groupes de jeunes gens, originaires de Fquih Ben Saleh, Beni Mellal ou encore Khouribga, encadrés par des passeurs, traversent discrètement le village. Nos sources les ont aperçus, ils se rendent vers des baraques où ils passent quelques jours, le temps que le jour «J» arrive pour quitter vers Las Palmas, expliquent nos professionnels, qui se disent inquiets pour le secteur de la pêche artisanale à Lassargua.
Pourtant, une solution existe pour mettre un terme à ce problème de vol de barques et sauver les professionnels de la pêche artisanale dans cette zone, affirment les mêmes sources. «Renforcer la sécurité et mettre en place des postes de sécurité dans chaque point de pêche pour éviter que d’autres barques soient volées par les mafias de l’immigration clandestine. Et mettre de l’ordre dans le secteur qui connait une grande anarchie à cause des embarcations non réglementaires, c’est le meilleur moyen de revitaliser la pêche artisanale dans la région».
Mais si on ne s’attaque pas à ce phénomène qui a pris de l’ampleur depuis le mois de mars 2020, les passeurs auront encore de beaux jours devant eux, insistent nos représentants de la pêche artisanale.
Enquête réalisée par Naîma Cherii