Les pêcheurs du nord en ont ras-le-bol du dauphin noir. Pourtant, ils sont obligés de composer avec ce poisson qui détruit leur filet de pêche. Pour protéger les marins-pêcheurs des attaques de ce gros poisson, un appel d’offres a été lancé, en 2017, pour l’acquisition d’un nouveau filet de pêche de poissons pélagiques, en remplacement des filets actuels. Arrivé au Maroc en juillet dernier, le nouveau filet de pêche -fabriqué en France- fait l’objet d’un test dans la zone de la Méditerranée. Mercredi 1er août, Le Reporter a embarqué à bord du «Al Hilal III», un bateau de pêche au port de M’diq qui expérimente ce nouveau filet, depuis le 29 juillet. Reportage.
Nous sommes sur le quai du Port de M’diq, mercredi 1er août à 19H30. L’odeur du poisson frais et des fruits de mer donnent un charme particulier à cet endroit, connu pour son cadre agréable et ses restaurants offrant des plats à base de sardines, exclusivement. «C’est vous la journaliste qui embarquez avec nous? Veuillez monter, Madame», lance un membre de l’équipage du bateau de pêche « Al Hilal III».
L’autorisation d’embarquer à bord de ce senneur de la pêche côtière nous a été délivrée, ce mercredi, par la Délégation de la Pêche maritime à M’diq.
Long de 28 mètres, ce bateau n’est pas le seul sardinier à prendre la mer, ce mercredi soir. Plusieurs autres bateaux, à quai, se préparent également à prendre le large.
A peine montée à bord de ce navire, que le senneur est tout de suite propulsé et commence à tanguer d’une vague à l’autre. Toutes les lumières sont éteintes pour mieux distinguer les voyants du port et des autres bateaux de pêche qui prennent la mer. «T’as pas le mal de mer? Si tu l’as, il faut prendre le médicament ‘‘Mer calme’’», me conseille mon interlocuteur. Le mal de mer est un mal bien connu des marins. «Quand on embarque pour la première fois, c’est tout à fait normal. Les odeurs de gasoil et de poisson emplissent les narines», m’expliquent des pêcheurs. Par chance, je n’ai pas eu le mal de mer et je m’en félicite d’ailleurs, car notre reportage à bord de ce bateau de pêche aurait pu en être totalement ruiné. Puisque, la personne malade peut ressentir différents effets, plus ou moins forts, du simple vertige aux vomissements, jusqu’à un total abattement, disent les marins-pêcheurs.
Le ras-le-bol des pêcheurs
Avec le bruit du moteur qui est juste en dessous, il faut parler fort pour se faire entendre. «Notre métier est dur. Nous travaillons dans toutes sortes de conditions météorologiques. On ne s’y retrouve pas. Pour un marin-pêcheur, le salaire n’est pas garanti. Cela ne motive pas vraiment», s’inquiètent les membres de l’équipage qui ont de l’eau salée jusque dans des veines. Ce qui préoccupe ces pêcheurs, qui sont tous originaires de M’diq, c’est le dauphin noir qui détruit leur filet. Ils en ont un peu ras-le-bol de ce gros poisson. Pourtant, ils sont obligés de composer avec ce dauphin noir, appelé ici «le negro». «Nous avons l’habitude maintenant, quand nous sortons en mer, d’avoir des attaques de ce gros poisson, surtout pendant certaines périodes de l’année (avril, mai, juin-aout…) où le «negro» envahit toute la zone», lance un marin non sans amertume. «Cet animal est très intelligent. Quand il nous attaque, c’est pour détruire nos filets et se nourrir», assène un autre pêcheur. Ce refrain, repris par pratiquement tous les marins-pêcheurs, on l’a entendu, ce mercredi 1er août, partout au port de M’diq.
A la Délégation de la Pêche maritime de cette ville, on se dit inquiet par ce phénomène qui prend de l’ampleur. Dans cette zone du nord, 22 bateaux sardiniers opèrent dans la pêche pélagique et plus de 600 marins-pêcheurs vivent de cette pêche qui a beaucoup souffert, à cause des frappes du «negro», indique Mustapha Ferdaous, délégué de la Pêche maritime à M’diq. Au point où, dit-il, l’existence de ce gros poisson commence à constituer un danger pour l’activité de la pêche côtière. Les chiffres officiels attestent, d’ailleurs, de l’impact des frappes du dauphin noir.
Depuis 2010, les prises à M’diq ont diminué de 35%, selon Mustapha Ferdaous. C’est ce qui a poussé plusieurs bateaux et pêcheurs à quitter le port de M’diq vers d’autres zones de l’atlantique. Il y a près de deux ans, rappelons-le, plusieurs manifestations de colère ont été organisées à M’diq et dans d’autres ports de la zone Méditerranée, pour interpeller les responsables du secteur sur le malaise des professionnels qui déploraient des dégâts importants causés par le «negro».
La solution, un filet français?
Pour désamorcer la grogne des pêcheurs du nord, l’administration a lancé, il y a plusieurs mois, un appel d’offres pour l’acquisition d’un nouveau filet de pêche de poissons pélagiques, en remplacement des filets actuels. «Etant passé par plusieurs étapes de fabrication, un nouveau filet français doit être testé par des patrons de pêche et des propriétaires de bateaux opérant dans les côtes de la Méditerranée», fait savoir Mustapha Ferdaous. Le nouveau filet, qui a d’abord été expérimenté à Al Hoceima, est, depuis le 29 juillet, testé au port de M’diq par le propriétaire du senneur «Al Hilal III». A l’heure où nous mettions sous presse, nous avons appris que l’expérimentation de ce nouvel engin de pêche dans ce port a touché à sa fin, ce lundi 17 septembre.
Grogne sur les critiques…
Sur la passerelle, Abdelghani Boufrah, le patron de pêche et propriétaire du senneur «Al Hilal III», nous attend. Ce professionnel, qui a trente ans d’expérience, vérifie que la vitesse est bonne et qu’aucun autre navire n’est sur sa trajectoire. Tout en nous parlant, il se concentre sur ses écrans qui lui disent tout sur ce qui se passe au sein des faunes marines. «Etre patron de pêche, il faut avoir un œil sur tout et s’assurer qu’on fasse une bonne pêche. Mais il faut également s’assurer que les marins-pêcheurs sont en sécurité sur le pont», explique Abdelghani Boufrah, qui teste le nouveau filet depuis quatre jours seulement. «Durant ces premiers jours d’expérimentation de ce nouveau filet de pêche, il y a eu quelques attaques du «negro». Mais la pêche était quand même bonne», dit cet inconditionnel de la mer, qui a grandi dans une famille de pêcheurs. Et d’ajouter: «Nous avons constaté un changement dans le comportement de ce gros poisson vis-à-vis de ce nouveau filet. Mais il est encore trop tôt pour juger de la rigidité du nouveau filet», tient à préciser le patron de pêche du «Al Hilal III». On espère, dit-il, que «le nouveau filet soit une solution au problème du négro. Car, disons-le, cet animal a beaucoup contribué à la crise de la pêche locale dans la zone».
Même s’il estime que les résultats des premiers jours de l’expérimentation du nouveau filet sont satisfaisants, Abdelghani Boufrah grogne un peu sur certaines critiques du nouveau filet. «Ce filet est un peu lourd pour un bateau comme le senneur ‘‘Al Hilal III’’. Il s’adapte plus avec les grands bateaux. Sur notre bateau, par exemple, on n’a pas un triller comme celui dont disposent les grand bateaux», estime le patron de pêche. «Sans parler, poursuit-il, de son prix très élevé qui s’élève à 1.800.000 dirhams».
Ce professionnel fait partie de cette génération qui a connu l’évolution de cet animal dans la zone de M’diq. «Nous avons commencé à remarquer l’arrivée du «negro» dans les années 90 du siècle dernier. Mais il n’était pas très abondant dans la zone comme maintenant. Le comportement de ce gros poisson a beaucoup changé durant ces 15 dernières années. En 2001-2003, les prises étaient très importantes. Le «negro» ne détruisait pas nos filets, il ne faisait que s’approcher des bateaux et s’enfuyait rapidement. Mais depuis près de neuf ans, cet animal a envahi toute la zone de la Méditerranée. C’est ce qui a, d’ailleurs, poussé certains armateurs à se reconvertir dans d’autres types de pêche», dit cet armateur, pour qui ce métier est une passion.
«Ce métier, c’est toute ma vie, même si les charges n’arrêtent pas d’augmenter. Pour cette marée, par exemple, j’ai mis 4 tonnes, rien qu’en carburant. C’est surtout le trajet qui coûte cher, sans compter les autres frais. Quand il y a les frappes de ce gros poisson, il faut ajouter à ces charges les frais pour réparer les trous des filets déchirés par cet animal», se plaint le patron du senneur «Al Hilal III». Il indique que les professionnels ont essayé tous les systèmes -notamment les ultrasons-, mais cela n’a eu qu’un succès provisoire, dit-il.
Aucune trace du «negro»
20H30. Un banc de poisson est enfin détecté. Après une heure de navigation, le patron de pêche, qui traque les bancs de sardines en utilisant un sonar, donne le signal depuis la passerelle. Les marins-pêcheurs doivent commencer à «filer»; un terme qui désigne le fait de mettre le filet à l’eau. Le treuil est ainsi enclenché. Sur le pont, qui est destiné à accueillir la pêche, les matelots déplient le nouveau filet pour le mettre à l’eau. Une forte odeur très caractéristique nous saisit. «Cette odeur est due au poisson mort resté sur le filet depuis la dernière marée», explique Aziz Belhaj, chef mécanicien sur le bateau. Avec son diplôme, Aziz fait partie de cette nouvelle génération de pêcheurs bien formés à l’école et bien informés sur le terrain. «Remplacer l’actuel filet par un autre pour trouver une solution au ‘‘negro’’, ce sont, en fait, les pêcheurs qui ont fait cette proposition aux responsables du secteur. Malheureusement, ils n’ont pas été consultés lors de sa fabrication. Pourtant, ce sont eux qui sont sur le terrain et qui peuvent ainsi donner leur avis à même d’améliorer ce filet, dont la fabrication a été faite dans le secret total», lance, avec colère, Aziz Belhaj. Ce dernier est également adjoint du SG de l’association des marins-pêcheurs au Maroc. «Ce nouveau filet français est plus lourd que celui utilisé actuellement. Les pêcheurs doivent fournir un grand effort pour le soulever», dit-il.
A bord du senneur «Al Hilal III», se trouvent également deux experts de l’INRH. Ils s’attellent à leur mission de prendre des photos, d’observer la façon dont travaillent les marins avec le nouveau filet français, etc. Ils ont aussi pour mission de voir le comportement du dauphin vis-à-vis de ce nouveau filet. Mission qu’ils ne pourront pas accomplir ce soir-là. Puisque le bateau n’a pas rencontré ce gros poisson sur son chemin.
21H15. Le deuxième signal est donné par le patron. Les marins-pêcheurs commencent à soulever le filet pour récupérer le poisson qui s’y trouvait. La cadence est intense, mais l’ambiance est gaie. Je me surprends à observer le spectacle: le poisson vole dans tous les sens. Il est entassé dans des paniers que les matelots mettront dans la cale à poisson, prêt à être mis en caisse et glacé.
Sur le pont, le patron, Abdelghani Boufrah, jette un coup d’œil à la pêche. «C’est une bonne pêche», me dit-il, très satisfait. Finalement, le senneur «Al Hilal III» n’a pas rencontré de dauphin sur son chemin. Ce soir-là, mille caisses de sardines sont remontées dans le filet de ce bateau. «On a bien pêché. Nous n’allons pas continuer. Je ne veux pas dépasser les mille caisses. Je vais même en rejeter pour n’en garder que 400 caisses», m’explique le propriétaire du bateau. Avant de préciser: «Il ne faut pas être idiot, il faut savoir pêcher de manière intelligente, c’est dans notre intérêt. On vend mieux 10 tonnes d’une espèce que 20 tonnes».
Abdelghani Boufrah semble satisfait de cette marée. Mais il a l’air navré pour le propriétaire du bateau de pêche « Malki», lequel a été attaqué par des dauphins noirs qui ont détruit son filet de pêche. D’un autre côté, il est également navré que son bateau n’ait pas rencontré le «negro» sur son trajet, pour tester le nouveau filet français. Pourtant, nous n’étions pas loin du senneur «Malki». «Cet animal attaque le bateau qui, le premier, met le filet à l’eau. C’est ce qui explique que c’est le navire «Malki» qui a été attaqué par ce gros poisson», nous explique le propriétaire du senneur «Al Hilal III».
A peine rentré de cette marée, le bateau doit repartir en mer après un bref répit; un dîner et voilà le même équipage reparti pour une autre marée. Les caisses de sardines du senneur «Hilal» ne passent pas sous criée. En quelques minutes, la pêche sera vendue et chargée à bord de camions frigorifiques qui la porteront dans d’autres villes.
Reportage à bord du bateau de pêche «Al Hilal III» au port de M’diq, réalisé par Naîma Cherii