Flambée des prix des carburants, libéralisation des prix, subvention des prix à la pompe, avis du Conseil de la concurrence,…etc. A bâtons rompus avec El Houssine El Yamani, président du Front pour la sauvegarde de la Samir.
Pour commencer, quelle est la situation du marché?
Au moment où je vous parle, aujourd’hui lundi 3 octobre en voulant faire ce matin le plein dans une station, j’ai trouvé que le gasoil coûtait 14,90 dirhams le litre. D’autres stations le proposaient à 13,90 dirhams, soit 1 dirham de moins.
Le litre d’essence est de 14,90. Certaines stations le vendent à 13,8 dirhams le litre. C’est la situation du marché ce lundi 3 octobre.
Quels sont les prix qui devaient être affichés si on n’avait pas pris la décision de libéraliser les prix en 2015 ?
Avant cette libéralisation, on cherchait à savoir la moyenne des ventes sur le marché international durant les deux dernières semaines. On fait l’actualisation de ces ventes selon l’échange du dirham. Et on calcule les dépenses ayant été faites. Enfin on arrive à avoir le prix du gasoil qui doit être normalement pratiqué.
Selon la composition des prix, et en dehors des cours pratiqués à l’international et des changes, on estime qu’à compter du 1er octobre 2022, les prix qui devaient être affichés à la pompe sont pour le gasoil 13,50 dirhams le litre et 12,50 dirhams pour l’essence. Cela veut dire que tout ce qui vient s’ajouter à ce prix, à compter du 1er octobre, est dû à la libéralisation des prix.
Pourrait-on espérer le retour des prix à leur niveau normal ?
Dans le passé, même quand les cours du pétrole atteignaient 140 dollars le baril, le prix du litre du gasoil ne dépassait pas la barre des 8 dirhams, et celui de l’essence affichait 9 dirhams. Les prix fluctuaient en fait entre 8 et 9 dirhams. Mais aujourd’hui, on a des tarifs des carburants qui sont à la hausse. Et cette montée de 8 dirhams à près de 15 dirhams pourrait même atteindre des niveaux plus élevés si les cours à l’international augmentent encore.
Pour que les tarifs du gasoil reviennent à 8 dirhams ou 9 dirhams, il faut deux actions. D’abord, il faut revenir sur la décision de la libéralisation des prix. On doit donc définir la marge des opérateurs pour qu’elle ne soit pas excessive, comme c’est le cas actuellement. Deuxième action à entreprendre pour pouvoir revenir à un gasoil de 8 à 9 dirhams c’est le retour à la subvention des prix à la pompe. Sinon le Marocain doit continuer à payer le prix fort comme c’est le cas aujourd’hui.
Le raffinage du pétrole à l’étranger est aussi une raison qui a fait augmenter les prix à 15 ou 16 dirhams. Dans le passé, rappelons-le, on achetait seulement, le pétrole brut. Le raffinage se faisait à La Samir. L’achat du pétrole brut au lieu des produits raffinés nous permettait de baisser significativement la marge brute de raffinage. Puisque le produit raffiné au Maroc c’est du brut majoré par 30 à 50 centimes. Alors qu’aujourd’hui, l’achat du pétrole raffiné à l’étranger nous coûte très cher. Car la marge arrive parfois jusqu’à 4 dirhams pour le raffinage.
Dans le contexte actuel, le prix du gasoil peut baisser si les cours du pétrole descendent en dessous de la barre de 60 dollars le baril. Mais les marges de raffinage doivent également diminuer à 30-50 centimes le litre. Car même avec la diminution des cours du pétrole à l’international, si les marges de raffinage restent élevées, nous allons continuer à payer cher le gasoil.
Pour conclure, il faut souligner que ce qui explique cette montée des prix de 8 dirhams à 15 ou 16 dirhams c’est la libéralisation des prix, la suppression de la subvention aux prix à la pompe et le non raffinage au Maroc. Et donc si on veut revenir au prix de 8 dirhams ou de 9 dirhams, il faut absolument agir sur ces trois leviers. C’est clair.
Sur le marché international, la baisse des cours du pétrole peut parfois atteindre plus de 30%, mais sur le marché national, les prix restent élevés. Pourquoi?
L’opinion publique voit surtout le prix du baril du pétrole brut. Mais il faut souligner que depuis fin 2021 jusqu’à présent, il y a eu une séparation qui s’est produite entre le marché du pétrole brut et le marché du pétrole raffiné. Malgré le fait que le prix du pétrole brut diminue le gasoil raffiné que l’on achète reste toujours plus cher. Car il y a une insuffisance dans l’offre du raffinage du pétrole. Il y a aussi le fait que lorsqu’il y a une baisse des cours à l’international, au Maroc, la diminution des prix n’est pas constatée le jour même. On n’en est pas encore arrivé à ce niveau. D’ailleurs, à ce jour (lundi 3 octobre), certaines stations affichent toujours les tarifs qui étaient appliqués avant. Elles n’ont pas encore baissé les tarifs de 1 dirham ou de 90 centimes. Cela fait deux jours que les stations vendent plus cher. Alors qu’on devait diminuer les tarifs à compter du 1er octobre.
On a libéralisé les prix mais jusqu’à aujourd’hui on a gardé toutes les pratiques de «la non libéralisation». La seule chose qui a changé c’est le prix à la pompe. Contrairement à l’étranger où le prix à la pompe suit d’une façon automatique le cours à l’international à l’instant «T». En France ou en Allemagne, pour ne citer que ces deux pays, les gens peuvent parfois acheter le gasoil à la pompe à quatre prix différents en une journée. Dans ces pays, on doit suivre les pratiques à l’international. On n’attend pas deux semaines comme ça se passe chez nous. Et encore. Car, même après 15 jours, quand il y a baisse, nos sociétés continuent d’afficher des tarifs plus élevés sous prétexte qu’elles doivent attendre d’écouler le stock qu’elles ont acheté plus cher. Alors que dans l’autre sens, cela ne s’applique pas. Nos sociétés n’appliquent pas encore les nouvelles lois du marché. Les distributeurs savent qu’ils sont dans une position dominante. Et dans tout les cas ils sont sûrs de vendre. Et donc ils ne vont pas se casser la tête et continuer à faire «cette gymnastique» des prix à l’international.
A noter enfin que les Marocains consomment jusqu’à 22 millions de litres par jour d’essence et de gasoil, soit quelque 8,5 milliards de litres par an. Nous consommons beaucoup de gasoil, qui représente 90% de cette consommation. Si le prix est majoré de 50 centimes seulement cela veut dire que la hausse est de 4,25 milliards de dirhams par an. C’est vous dire les marges de profit énormes que réalisent les distributeurs. Ces marges vont à cinq sociétés qui s’accaparent 75% du marché.
Dans un avis publié le 26 septembre dernier, le Conseil de la concurrence a émis plusieurs recommandations concernant le marché des carburants au Maroc. Que pensez-vous du rapport de cette institution? Ses recommandations vont-elles pousser vers l’annulation de la libéralisation du secteur ?
Je dois d’abord souligner que le Conseil de la Concurrence est passé par une étape où il n’était pas opérationnel. Et lorsque le Conseil s’apprêtait à faire son travail et à donner son avis dans ce dossier, on l’a arrêté. Et aujourd’hui, cette institution donne son avis dans le cadre de ses prérogatives consultatives. Personne ne le lui a demandé.
Son rapport vient dans un contexte où les Marocains attendent de trancher dans la plainte ayant été déposée par la Confédération nationale du travail (CDT) en 2016 au sujet des soupçons d’entente sur les prix des hydrocarbures au Maroc. Cette plainte est actuellement devant le Conseil de la concurrence.
L’institution a indiqué qu’elle ne va pas trancher sur la plainte de la CDT jusqu’à ce que le cadre légal régissant le marché des carburants soit réformé. Et pourtant elle donne son avis dans un dossier où des discussions sont en cours à ce sujet. Nous pensons que le rapport du Conseil de la Concurrence est une tentative pour brouiller les cartes et semer la confusion encore plus sur le devenir du litige qui existe autour des soupçons d’entente sur les prix des carburants.
A savoir que le Conseil a choisi de ne pas écouter toutes les parties avant de diffuser son rapport. Il a entendu les responsables de la situation (sociétés de distribution, ministères, responsables de contrôle, etc.). Mais il n’a pas écouté les consommateurs, les syndicats, les associations de consommateurs, etc.
Le dernier rapport du Conseil de la Concurrence parle de la nécessité du raffinage du pétrole et évoque aussi les marges énormes du raffinage des produits pétroliers depuis le début de la guerre en Ukraine. Mais il pousse cependant vers la réalisation d’une étude pour voir l’efficacité ou non d’un retour du raffinage. Le Conseil a également évité dans son rapport de souligner la nécessité d’effectuer une étude comparative comme l’ont d’ailleurs recommandé l’ancien Conseil de la Concurrence et la Commission d‘enquête parlementaire. Cette étude consiste en fait à faire une comparaison entre les tarifs avant et après la libéralisation des prix des hydrocarbures au Maroc.
Nous pensons que ce rapport est un coup contre un certain nombre de recommandations annoncées, il y a quelques années, par l’ancien Conseil de la Concurrence. Lequel, dans ses recommandations, était clair sur la nécessité de créer des conditions concurrentielles et le retour au raffinage du pétrole au Maroc.
Selon vous, pourquoi aussi bien l’ancien gouvernement que l’actuel Exécutif n’ont pas réagi à votre appel au redémarrage de La Samir, ou encore au retour de la subvention?
En ce qui concerne le gouvernement I et II des PJDistes, on n’attendait rien de lui sur ce dossier. On savait que c’est l’ancien Chef de l’Exécutif, Abdelillah Benkirane qui avait pris la décision de libéraliser les prix des carburants. Mais je dois rappeler quand même qu’on s’était entretenu avec les gens du PJD au sujet de La Samir, mais ils n’ont rien fait.
L’ancien chef de gouvernement était au courant que quelque chose de grave se préparait à La Samir. D’ailleurs, le 23 mars 2015, le chef du syndicat de la CDT, Noubir Amaoui, avait contacté Benkirane pour lui dire qu’il a des données sûres confirmant que la raffinerie de la Samir allait connaitre un grand problème. Feu Amaoui avait alors demandé à Benkirane de faire quelque chose dans ce dossier. Mais celui-ci avait assuré que la situation était sous contrôle et qu’aucun problème n’allait arriver à la Samir. En aout 2015, la raffinerie a arrêté l’activité.
Concernant le dossier de la subvention, je pense que c’est là une carte que le parti du PJD utilisait lors des élections pour influencer les gens. Le PJD disait que ceux qui profitaient de la subvention ce sont plutôt les riches et que l’idée c’était de donner une aide directe aux pauvres s’ils votaient pour le PJD. Quant à ce nouveau gouvernement, les programmes qu’il a affichés lors des élections du 8 septembre 2021, ils ont souligné en tout cas qu’il n’était pas d’accord avec les décisions de l’ancien gouvernement. Ce gouvernement a même assuré lors des élections qu’il allait prendre des mesures pour le plafonnement des prix des hydrocarbures pour baisser les prix. Aujourd’hui, on attend toujours que ce gouvernement prenne des décisions dans ce sens.
Qu’en est-il du soutien des partis politiques pour la sauvegarde de la raffinerie de La Samir ?
Plusieurs groupes parlementaires, dont l’Istiqlal et le PPS, ainsi que des syndicats, ont présenté un projet de loi pour la cession de la Samir à l’Etat, ainsi qu’un projet pour la réglementation du marché des hydrocarbures. Mais, deux semaines après, on a reçu la réponse du gouvernement: celui-ci n’accepte pas de discuter ces deux lois. A l’opposition, on ne baisse pas en tout cas les bras pour pousser le gouvernement à agir dans ce sens.
Entretien réalisé par Naîma Cherii